Jacques Baud, quand on a fréquenté les plus hautes sphères du pouvoir et qu’on en dénonce les dysfonctionnements, se fait-on des ennemis?
Peut-être, mais je pense qu’on a une obligation de faire parler son expérience. Aujourd’hui, les États prennent des décisions de portée stratégique, par exemple en sanctionnant un pays, sur la seule base de suspicions. Ainsi, quand on prend des sanctions aveugles contre l’Iran – attention, je ne défends pas pour autant son régime –, on punit sa population. Et dans une crise telle que celle du coronavirus, on empêche alors les médicaments d’arriver. Nous avons donc le devoir de porter un regard critique sur l’information. Or, j’ai constaté à travers ma carrière que nous le faisions rarement.
C’est-à-dire…
Par exemple, lorsque j’étais à l’OTAN durant toute la crise ukrainienne,
j’ai observé qu’on ne s’intéressait pas beaucoup aux faits: on interprétait les événements en fonction de préjugés – souvent faux – pour satisfaire les objectifs politiques de certains pays plutôt que d’analyser objectivement la situation. Au niveau d’un État ou d’une organisation internationale, la subjectivité et l’émotion conduisent presque toujours à enfreindre le droit international.
Syrie, Afghanistan, Iran, Darfour… Vous tentez de démontrer comment
la diabolisation de certains dictateurs, l’invention de faux crimes de masse ou encore celle de prétendues armes chimiques ont permis de manipuler l’opinion et déclencher des conflits…
Oui, depuis 1945, tous les conflits majeurs ont été déclenchés par de la désinformation. Mon ouvrage veut montrer que l’on prend des décisions sans tenir compte des avertissements ou des analyses émanant des grands services de renseignement occidentaux, des rapports officiels des Nations unies. Pourtant, toute l’information est là, mais pour diverses raisons, on choisit de l’occulter. Mon but est donc de tenter d’éveiller les consciences en invitant notamment les citoyens à être plus critiques et curieux.
Notre objectivité face aux événements est-elle aussi parasitée par des idées reçues?
Absolument. Comme je l’explique au début de mon livre, notre perception
des événements est très partielle, et donc partiale. Nous croyons avoir une information objective et complète, mais ce n’est pas le cas: de légères omissions et simplifications influencent de façon subtile notre lecture des événements. Le phénomène est d’autant plus marqué qu’il est alimenté par l’émotion – c’est le cas du terrorisme – ou par des craintes assez profondément ancrées dans les mentalités, par exemple la menace russe. Ainsi, les suppositions deviennent des certitudes, les préjuges des réalités; la prudence des services de renseignement est ignorée au profit de messages plus catégoriques.
Justement, en tant qu’ex-agent secret, avez-vous déjà assisté à la création d’une fake news?
Oui, lorsque je travaillais pour la Suisse au Département des affaires étrangères, avant la guerre en Irak, j’ai fait un rapport qui affirmait que les Nations unies avaient raison, qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive et que les Américains tentaient de nous manipuler. On m’a poliment répondu qu’on suivrait tout de même les États-Unis qui étaient un partenaire important avec lequel on ne voulait pas être en froid. Mes homologues militaires m’ont presque considéré comme un «traître». La Suisse a donc fermé les yeux, contrairement à la France. En 2003, on a fabriqué de fausses informations pour justifier un conflit. Aujourd’hui, c’est différent: il suffit d’exploiter l’ignorance. Y a-t-il vraiment eu ingérence russe pour favoriser l’élection de Trump? Y a-t-il vraiment eu ingérence chinoise pour favoriser Biden? Y a-t-il eu fraude en Biélorussie? On peut le supposer, mais en réalité, nous n’en savons rien et cela nous suffit pour adopter des sanctions.
La première victime d’une guerre, c’est la vérité… Cet adage pourrait-il en quelque sorte résumer le propos de votre livre?
Oui. Le problème est que nous créons des vérités ou des certitudes à partir d’hypothèses. Nous nous engageons dans des conflits alors que l’information disponible devrait nous inspirer la prudence. Les Occidentaux ont créé des catastrophes en Irak, en Libye, en Afghanistan et ailleurs, parce que leurs guerres sont menées sans stratégie, sans connaissance de l’adversaire et sans en prévoir les conséquences, parmi lesquelles le terrorisme djihadiste. Le nombre de victimes du terrorisme a été multiplié par cent depuis que nous lui avons déclaré la guerre. Nos guerres sont absurdes et n’ont fait que raffermir les extrémismes politiques et religieux, et pas seulement pour les islamistes. Par exemple, il y a deux ans à Jérusalem, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, déclarait que Trump était sur terre pour faire l’œuvre de Dieu!
Au lieu d’utiliser la force, que faudrait-il faire selon vous?
Par exemple, si l’on voulait renverser le régime iranien, il faudrait faire
l’inverse de ce que l’on fait aujourd’hui: lever les embargos et les sanctions. Vous verriez que le régime s’effondrerait très vite, car la population est
très pro-occidentale: sa fidélité au régime ne tient que par la menace américaine qui génère une unité nationale. C’est la guerre en Irak
qui a poussé Ahmadinejad au pouvoir en Iran.
Diplomates, militaires, dirigeants… Dans votre ouvrage, vous dites
qu’ils seraient tous tantôt des incompétents, tantôt des corrompus, parfois sans honneur et imbéciles. C’est un constat très dur…
Oui, car ils ont une responsabilité envers les citoyens. Les administrations sont les interfaces entre la population et le pouvoir, mais elles ont leur propre dynamique: même lorsque le pouvoir change, l’administration reste. Il en résulte une sorte d’inertie qui freine la manœuvre et les changements. Par exemple, Obama n’est pas parvenu à fermer le camp de Guantánamo, pas plus que Trump n’est arrivé à retirer ses troupes d’Afghanistan ou de Syrie.
Mais que leur reprochez-vous précisément?
Lorsque j’étais en poste aux Nations unies et à l’OTAN, j’ai côtoyé des militaires de tous pays sur le terrain ou au niveau des états-majors dans plusieurs crises. J’ai pu constater la faiblesse des échelons supérieurs de commandement: l’incapacité à comprendre la logique de l’adversaire, le déficit de culture générale, le manque d’imagination pour trouver des alternatives à l’emploi de la force pour résoudre des problèmes parfois simples, ou encore la lâcheté lorsqu’il s’agit de conseiller le niveau politique en se basant sur les faits. Quant aux diplomates, ils ne sont guère mieux. Généralement plus cultivés, ils sont souvent corrompus, manquent de courage et d’imagination, et restent enfermés dans une réflexion institutionnelle.
Quelles sont alors les chances pour qu’un dirigeant honnête et éclairé arrive au pouvoir aujourd’hui?
C’est le même problème que de trouver quelqu’un qui soit courageux et intelligent à la fois. Ça existe, mais c’est rare. Je pense par exemple à Angela Merkel ou peut-être à Barack Obama, des personnalités fortes
qui partagent ces qualités, mais qui ont été freinées par leurs administrations.